L’homme à la tête de l’un des plus grands fabricants de vaccins au monde se heurtait à un problème. $850 millions, voilà ce qu’il fallait à Adar Poonawalla, le PDG du Serum Institute of India, pour acheter — depuis les fioles de verre jusqu’aux cuves en acier inoxydable — tout le matériel nécessaire à la production de doses de vaccins contre le coronavirus destinées aux citoyens les plus démunis de la planète.
D’après ses calculs, M. Poonawalla pouvait risquer $300 millions du budget de son entreprise, mais il lui manquait encore près d’un demi-milliard de dollars. Il s’est alors tourné vers un cadre retraité d’une compagnie informatique de Seattle.
Bill Gates et M. Poonawalla se connaissaient depuis de longues années. Le fondateur de Microsoft devenu philanthrope a dépensé des milliards pour fournir en vaccins les pays en développement, travaillant main dans la main avec les grands noms de l’industrie pharmaceutique pour faire évoluer le marché. Résultat: il est aujourd’hui le plus puissant – et le plus iconoclaste – des acteurs privés de la santé mondiale.
Avant même la fin de sa conversation avec M. Poonawalla, l’été dernier, M. Gates lui fit une promesse : la Fondation Bill & Melinda Gates offrirait une garantie de 150 millions de dollars pour que l’usine indienne puisse démarrer la production. En septembre, cette garantie avait doublé.
Au total, plus de $11 milliards auront été investis pour préparer 150 pays à l’arrivée de vaccins contre le Covid-19, une somme qui pourrait encore augmenter de manière significative une fois les doses disponibles. Financée principalement par des subventions publiques, cette initiative baptisée Covax est menée par deux ONG internationales que M. Gates a contribué à développer et à financer, ainsi que par l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, qui compte la Fondation Gates parmi ses plus généreux donateurs.
Celui qui s’active en coulisses est l’un des hommes les plus riches au monde. Il n’est ni médecin ni scientifique mais il estime que lui et sa fondation, dotée de 50 milliards de dollars, sont particulièrement bien placés pour jouer un rôle central. Les relations et l’infrastructure qu’ils ont mis en place ces vingt dernières années servent aujourd’hui à coordonner les efforts.
“Nous savons travailler avec les gouvernements, nous savons travailler avec l’industrie pharmaceutique, nous nous sommes préparés à ce scénario”, a expliqué M. Gate récemment lors d’un entretien. “Nous devons là — pour le moins en termes d’expertise et de relationnel — jouer un rôle vraiment, vraiment clé.”
Tandis que les premiers vaccins rivalisent de rapidité pour obtenir l’approbation des autorités sanitaires, la question des moyens nécessaires pour immuniser une grande partie de la population mondiale se pose de manière de plus en plus pressante. Neuf mois après le début de la campagne Covax, pourtant, son succès est loin d’être garanti.
À ce jour, seulement $3,6 milliards ont été levés pour financer la recherche, la fabrication de vaccins et les aides à destination des pays pauvres. AstraZeneca, l’une des trois compagnies qui se sont engagées à livrer des vaccins dans le cadre de l’initiative, a annoncé cette semaine des résultats prometteurs. D’autre part, assurer les milliards de doses nécessaires, rapidement et à un prix abordable, pourrait s’avérer difficile, car les États-Unis et d’autres pays riches ont signé des accords séparés pour réserver des vaccins à leurs propres citoyens.
Ces derniers mois, M. Gates, qui souligne qu’il n’est que l’un des protagonistes de cette bataille, a organisé des tables rondes virtuelles avec des cadres de compagnies pharmaceutiques. Il a démarché des chefs d’État pour leur soutirer des promesses de financement : en une semaine, avec sa femme Melinda Gates, co-présidente de la Fondation, il s’est entretenu avec le président français Emmanuel Macron, la chancelière allemande Angela Merkel, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, et le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed.
À Washington, il a eu des échanges réguliers avec le Dr Anthony Fauci, immunologue de renom et un collaborateur de longue date pour des campagnes de vaccination. Il a parlé avec le sénateur américain Mitch McConnell, un rescapé de la polio qui soutient les programmes d’éradication de la polio et d’autres maladies infectieuses. Et pour aider au recrutement de personnel pour cette campagne de vaccination, sa fondation s’est également attaché, pour des millions de dollars, les services de la société de conseil McKinsey & Company.
“Certains diront ‘Pourquoi lui ?’’‘ remarque le Dr Ariel Pablos-Méndez, ancien directeur de la gestion des connaissances à l’OMS. “Il a l’aura. Il a les moyens. Il se sent concerné. Il y a beaucoup de gens qui s’investissent, mais pas à l’échelle de Gates.”
Si cette initiative, portée par la fortune et l’intérêt de M. Gates, contribue à protéger les plus pauvres d’un virus qui a déjà tué plus de 1,3 millions de personnes à l’échelle mondiale, elle confirmera ses choix stratégiques en matière de philanthropie, comme par exemple les subventions directes aux compagnies pharmaceutiques.
Si l’initiative échoue, en revanche, les appels à une approche plus radicale pourraient s’intensifier.
Avec la pandémie, certains militants et des autorités de santé publique soutiennent que les fabricants de vaccins, dont beaucoup ont bénéficié d’un financement sans précédent, devraient être contraints de partager leurs découvertes, leurs données et leur savoir-faire pour maximiser la production. L’Inde et l’Afrique du Sud, par exemple, militent pour que les droits de propriété intellectuelle touchant au virus soient suspendus.
Le Dr Zweli Lawrence Mkhize, le ministre de la Santé sud-africain, estime qu’on ne peut pas appliquer les pratiques habituelles à cette crise. “Il doit y avoir un degré de consultation élargie qui prenne en compte le bien collectif de l’humanité”, a-t-il dit lors d’un entretien.
Selon la feuille de route actuelle pour la distribution internationale des vaccins, les doses que recevraient les pays pauvres ne permettraient d’immuniser que 20% de leurs populations d’ici la fin de l’année prochaine. Certaines projections montrent qu’il n’y aura pas assez de vaccins pour le monde entier avant 2024.
“La conséquence des stratégies de Gates sur le long terme est que des compagnies privées contrôlent l’offre”, explique Brooke Baker, professeur en droit à l’université Northeastern et analyste politique pour Health GAP, une ONG qui milite pour un accès équitable aux médicaments. “En temps de pandémie, c’est un vrai problème.”
Pendant ce temps, les autorités de certains pays qui participent à l’initiative Covax se plaignent d’avoir été à peine consultées jusqu’à récemment. “Ils nous poussent, nous mettent au pied du mur afin de nous faire payer”, déplore Juan Carlos Zevallos, ministre de la Santé de l’Équateur, au sujet des négociateurs. “Nous n’avons pas le choix quant au vaccin que nous préférerions utiliser. Ce sera celui qu’ils nous imposeront.”
En multipliant ses apparitions publiques pour rallier les soutiens à son projet, Bill Gates est de plus en plus régulièrement la cible de théories complotistes qui pourraient saper ses efforts de vaccination.
Certaines affirment faussement que sa fondation expérimente des vaccins qui ont tué des milliers d’enfants en Afrique et en Inde, tandis que d’autres l’associent à des projets de dépopulation bidons. Selon un sondage de mai 2020, 44% des partisans du Parti républicain aux États-Unis pensent que l’effort d’immunisation mondial sert de couverture à M. Gates pour implanter des micropuces visant à tracer les individus. Cette affirmation est sans fondement.
M. Gates ne se démonte pas. “Jamais je n’ai entendu Bill ou Melinda dire, de quelque manière: ‘c’est trop dur, travaillons sur autre chose’”, assure l’investisseur milliardaire Warren Buffet, qui a confié 31 milliards de dollars de sa propre fortune à la Fondation Gates pour qu’ils soient distribués comme dons. “L’objectif est de travailler sur des problèmes d’envergure.”
Le “Bill Chill”
Quand un nouveau coronavirus lié à un marché d’animaux s’est propagé à grande vitesse à Wuhan, en Chine, M. Gates s’est mis à surveiller la situation depuis son bureau, dans la banlieue de Seattle.
Le 14 février, craignant qu’il ne s’amplifie en fléau mondial, il a réuni les dirigeants de sa fondation pour mettre au point un plan d’actio. À partir de ce moment, se souvient M. Gates, “nous étions en code rouge.”
Deux semaines plus tard, le Dr Seth Berkley – directeur exécutif de Gavi, l’Alliance du Vaccin, une ONG dont le lancement a reçu le soutien philanthropique de M. Gates – prenait l’avion pour Seattle. Au cours d’un petit-déjeuner, les deux hommes ont cherché quelle stratégie serait la meilleure pour acheminer des vaccins contre la Covid-19 aux pays en développement. Le 13 mars, deux jours après la déclaration par l’OMS d’une pandémie mondiale, une rencontre virtuelle réunissait M. Gates et douze cadres des plus grandes compagnies pharmaceutiques, dont les dirigeants de Pfizer et Johnson & Johnson, qui développent aujourd’hui deux des vaccins potentiels les plus prometteurs.
Bill Gates avait aidé à créer des institutions de taille planétaire et fait don de $55 milliards, quatre fois la dotation de l’influente Fondation Ford. Il se sentait prêt.
Son intérêt pour les campagnes de vaccination date de la fin des années 1990, quand Microsoft était en butte aux autorités antitrust et qu’il se voyait traiter de baron voleur des temps modernes. Or la recherche de vaccins fait appel aux nouvelles technologies, sa spécialité. Leur impact est quantifiable : des doses bon marché peuvent immuniser des centaines de millions de personnes contre des maladies dévastatrices. Et ils impliquent aussi la signature de contrats.
À l’époque, nombre de compagnies pharmaceutiques occidentales avaient abandonné la production de vaccins, les trouvant trop peu rentables. Par ses dons, M. Gates a contribué à la création d’un nouveau modèle économique, qui mêle subventions, engagement anticipé sur des marchés et garantie d’un certain volume de commandes. Sa dimension incitative a attiré davantage de fabricants, dont certains issus de pays en développement, permettant ainsi de démultiplier la production de vaccins salutaires.
Il a apporté “une expertise technocratique et une puissance de frappe plutôt qu’un discours sur les droits humains et du militantisme”, estime Manjari Mahajan, un professeur associé en affaires internationales à la New School de New York, qui a écrit sur le rôle de M. Gates dans le domaine de la santé publique.
Sa fondation a investi plus de $16 milliards dans différents programmes de vaccins, dont un quart est allé à Gavi, et donné $2,25 milliards au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Ces deux organisations sont basées à Genève, où siège également l’OMS.
Avec une promesse de fonds initiale de $100 millions, M. Gates a contribué à la création de la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies, à Oslo, qui investit dans les médicaments et les vaccins expérimentaux. (La Coalition et Gavi mènent les efforts en faveur de vaccins contre le coronavirus aux côtés de l’OMS.)
La Fondation Bill & Melinda Gates, qui compte environ 1 600 employés, a aussi financé des chercheurs universitaires, placé ses cadres dans les conseils de direction de plusieurs ONG, et investi directement dans plusieurs compagnies pharmaceutiques.
Parmi celles-ci figure la compagnie allemande BioNTech, qui a reçu un investissement en fonds propres de $55 millions en septembre 2019. BioNTech, en partenariat avec Pfizer, a annoncé la semaine dernière que son vaccin contre la Covid-19 semblait être efficace à 95%, et a demandé une approbation d’urgence à la Food and Drug Administration, l’autorité américaine en charge de la régulation des médicaments.
Certains responsables de santé publique n’étaient pas d’accord avec les priorités de M. Gates, arguant qu’il aurait dû verser plus d’argent aux systèmes de santé. D’autres s’inquiétaient de voir un particulier exercer autant d’influence. Peu osaient cependant critiquer publiquement sa fondation, par peur de perdre son soutien. Cette forme d’autocensure est devenue tellement répandue qu’elle a acquis un nom : le “Bill Chill”, ou “refroidissement Bill”.
Des frictions ont même parfois affleuré ouvertement avec l’OMS, l’agence des Nations Unies chargée de la santé publique internationale. M. Gates n’a pas caché sa frustration à l’égard de ce qu’il percevait comme la bureaucratie rigide de l’organisation et sa tendance à freiner les interactions avec le secteur privé.
À l’OMS, à l’inverse, certains ont commencé à s’inquiéter de son influence grandissante. Dans une note de 2007, le responsable du département chargé du paludisme s’est plaint de la domination croissante de la fondation sur la recherche portant sur cette maladie, qui asphyxiait selon lui la diversité des points de vue scientifiques et affaiblissait l’agence. La même année, la fondation a initié la création d’un institut susceptible de rivaliser avec l’OMS dans le domaine des données et statistiques sanitaires.
“La présence de la Fondation Gates a servi, au mieux, de complément au travail de l’OMS, et au pire, a représenté une usurpation et une prise de pouvoir hostile”, selon Amir Attaran, professeur de droit et de médecine à l’université d’Ottawa.
Aujourd’hui, la fondation et l’OMS mettent l’accent sur leur respect mutuel. En public, M. Gates se fait un devoir de célébrer le travail de l’agence. “Je ne vois pas de sujet sur lequel nous serions en désaccord”, dit-il.
Des employés de l’OMS – qui reçoit chaque année des centaines de millions de dollars de la fondation, son deuxième donateur le plus important – estiment que M. Gates a contribué à son efficacité. “Gates pousse la science, fait pression pour avoir des réponses, parce que c’est un peu la mentalité du secteur privé”, explique le Dr Bruce Aylward, un conseiller du directeur général de l’OMS.
Lorsque la bataille pour développer un vaccin contre le coronavirus a commencé, celle-ci a été rattachée à une mission plus générale, coordonnée par l’OMS, visant à pourvoir les pays en voie de développement en tests et en traitements de la Covid-19. L’agence voulait adopter un rôle plus central dans les négociations pour la fabrication de vaccins, mais la Fondation Gates et les ONG internationales ont exprimé la crainte que les fabricants ne coopèrent pas. Ils ont oeuvré à ce que le travail de l’agence soit centré sur la régulation des produits et l’orientation des pays qui les distribuent, entre autres responsabilités.
“Nous communiquons constamment avec l’OMS”, selon M. Gates. “Mais une grande partie du travail pour enrayer cette épidémie tient davantage à l’innovation en diagnostics, en traitements et en vaccins, ce qui n’est pas vraiment leur domaine.”
Selon Farah Dakhlallah, une porte-parole de l’OMS, la capacité de l’organisation à coordonner une action sanitaire mondiale est “inégalée”, et l’initiative Covax a su utiliser “les atouts comparatifs” de ses différents partenaires dans la lutte contre le Covid-19.
Le capitalisme en marche
En mars, M. Gates encourageait les fabricants de médicaments à agir vite, coopérer les uns avec les autres, ouvrir leurs bibliothèques de composés médicamenteux, et même à se partager des responsabilités.
“La première série de rencontres, c’était : ‘Comment trouver un médicament actif ? Comment démarrer le développement d’un vaccin rapidement? Comment faire évoluer nos capacités de production ?” se souvient Vasant Narasimhan, directeur général de Novartis.
La Fondation Gates emploie d’anciens cadres de l’industrie pharmaceutique à ses plus hauts échelons, dont le Dr Trevor Mundel, ancien chef du développement chez Novartis, et Emilio Emini, ancien vice-président pour la recherche de vaccin chez Pfizer. En travaillant avec la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies, ils ont contribué à canaliser de l’argent vers des biotechnologies et ds vaccins candidats contre la Covid-19 susceptibles d’être mis au point rapidement et adaptés aux pays en voie de développement.
L’université d’Oxford affirme qu’elle donnera “des licences non-exclusives et libres de droits ” de ses travaux aux fabricants. Mais alors qu’elle développait l’un des vaccins candidats les plus prometteurs, l’université n’était pas sûre d’être équipée pour mener des essais cliniques et transférer sa technologie aux fabricants partout dans le monde.
Sir John Bell, qui dirige le développement des stratégies de recherche en santé d’Oxford, et siège au comité consultatif scientifique de la Fondation Gates, fit appel au Dr Mundel. Son conseil sans appel : “Nous avons dit à Oxford, ‘écoutez, vous devez trouver un partenaire qui sache comment faire des essais cliniques’”, se rappelle M. Gates.
Oxford choisit le groupe pharmaceutique anglo-suédois AstraZeneca. Le Serum Institute of India accepta, après l’engagement financier de M. Gates, de commencer la production du vaccin.
Pendant ce temps, les États-Unis et d’autres pays concluaient leurs propres accords avec des fabricants de vaccins, avant même leur approbation réglementaire. Il y a eu un certain chevauchement entre l’initiative mondiale et l’effort américain, appelé opération Warp Speed. AstraZeneca, Novavax et Sanofi se sont engagés dans les deux.
M. Gates a très vite loué l’énorme investissement du gouvernement américain pour accélérer la recherche de vaccins contre le coronavirus, disant que tous en bénéficieraient. Mais plus des pays concluent d’accords bilatéraux, plus le reste du monde devra attendre ses doses.
M. Gates a bénéficié des précieux conseils du Dr Fauci, qui dirige le National Institute of Allergy and Infectious Diseases, l’institut américain des allergies et maladies infectieuses. Il y a plus de dix ans, le milliardaire avait invité Dr Fauci chez lui à une discussion sur la tuberculose. Depuis lors, ils ont coordonné leurs efforts de lutte non seulement contre cette maladie, mais aussi contre le paludisme, la polio et le sida.
Les deux hommes communiquaient à intervalles réguliers. Dr Fauci s’enquérait de l’avancement des essais de vaccins dans les pays étrangers. M. Gates s’intéressait à la manière dont se passait le processus réglementaire américain et à la question de savoir si les vaccins que le gouvernement américain achetait seraient adaptés aux pays pauvres. Le vaccin de Pfizer et BioNTech, par exemple, requiert deux doses et un stockage ultrafroid, ce qui est un obstacle dans de nombreux endroits.
“Il voulait s’assurer que les vaccins que nous mettons au point pourraient être utilisés dans les pays en voie de développement, du pur Bill Gates”, a dit le Dr Fauci lors d’une interview.
L’Amérique latine a enregistré un tiers des morts dans le monde pendant la pandémie. L’Afrique vient de dépasser les deux millions de cas. Les quarantaines et l’arrêt du commerce ont frappé particulièrement durement les pays pauvres, où ne pas travailler est souvent synonyme de ne pas manger.
Certains militants pour la santé publique et des acteurs sur le terrain comme Médecins Sans Frontières estimaient que M. Gates n’en faisait pas assez pour l’accès équitable aux vaccins, et qu’il est trop aligné sur l’industrie pharmaceutique.
“Une partie de ce qui leur plaît chez lui, c’est qu’il protège leur manière d’être”, estime James Love, directeur de Knowledge Ecology International, une ONG qui œuvre pour l’expansion de l’accès aux technologies médicales. “Parce que ce message, c’est toujours, ‘la grande industrie pharmaceutique est formidable’.”
D’autres comme lui pensent que les fabricants de vaccins ne maximiseront pas leur production pour les pays en voie de développement, surtout quand les pays riches réclament leurs doses, car cela ne servira pas leurs intérêts financiers. L’Inde et l’Afrique du Sud, en demandant à l’Organisation mondiale du commerce de ne pas appliquer les droits de propriété intellectuelle en lien avec le coronavirus, essayaient d’ôter le contrôle des vaccins des mains des grandes compagnies pour augmenter la production locale. Le Kenya, le Mozambique, le Pakistan et l’Eswatini (anciennement Swaziland) ont récemment rejoint les signataires de la requête, et des douzaines d’autres pays ont manifesté leur soutien.
Mais Bill Gates et de nombreux experts de santé publique estiment que la plupart des compagnies ont pris des mesures louables pour garantir l’accès, comme des ventes au prix coûtant et l’octroi de licences de leur technologies à d’autres fabricants. Ils font valoir que les groupes pharmaceutiques ne s’engageraient pas dans le processus coûteux de création de nouveaux produits si leurs brevets lucratifs étaient compromis, et que le contrôle qu’ils exercent sur leurs vaccins garantirait la qualité et la sécurité.
“Cette histoire de capitalisme, en fait — il y a des domaines où ça marche”, affirme M. Gates. “La Corée du Nord n’a pas tant de vaccins que ça, à ce qu’on peut voir.”
Agir en lobbyiste
C’était le 4 mai, et M. et Mme Gates s’entretenaient avec Boris Johnson par vidéoconférence. Ils félicitèrent le Premier ministre britannique pour la naissance de son fils, et s’enquirent de l’infection de Covid-19 qui l’avait envoyé à l’hôpital.
Ils lui soumirent ensuite leur proposition: le monde ne serait jamais à l’abri du virus, et l’économie mondiale ne se relèverait jamais, à moins que les pays pauvres, eux aussi, ne soient fournis en vaccins et en traitements.
M. Gates a des antécédents lorsqu’il s’agit de faire financer, par les pays riches, des initiatives de santé publique dans les pays pauvres. De Mme Merkel à M. McConnell, le monde politique voit en lui un intendant des deniers publics qui a du flair pour les bons investissements.
“Il a directement accès à nous par sa célébrité, sa réputation, et par ce qu’il fait avec son argent propre”, a dit M. McConnell, le chef de la majorité au Sénat américain, lors d’une entrevue. “Dans beaucoup de ces pays, il est plus efficace que le gouvernement, ce qui est une valeur ajoutée certaine pour la santé publique dans le monde entier.”
Des dons importants ont afflué de Grande-Bretagne, de l’Union européenne et d’ailleurs. Le mois dernier, c’est la Chine qui a promis sa coopération. Mais dans son propre pays, M. Gates n’a pas plus avancé.
Il a demandé huit milliards de dollars à l’administration Trump et au Congrès américain — dont la moitié pour l’initiative mondiale pour un vaccin, et l’autre pour les traitements et diagnostics dans les pays pauvres. Lors d’appels privés, M. Gates, qui au cours des années a noué des liens avec les leaders républicains et démocrates sans prendre parti, a tenté de convaincre le vice-président Mike Pence, la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, et d’autres.
Il est monté en première ligne, prenant la parole en public comme jamais auparavant, vêtu souvent d’un pull rose pastel qui lui a valu d’être comparé à Mister Rogers, un ancien présentateur vedette de télévision. Il insistait sur le fait que la pandémie exige une réponse internationale. “Il a fait le choix de devenir très en vue, très politique, au point d’agir comme un lobbyiste”, analyse Lawrence Gostin, professeur de droit international de la santé à Georgetown.
Mais M. Trump n’avait aucune intention de s’associer à un effort international. C’est devenu clair en juillet lorsqu’il a retiré les États-Unis de l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, à laquelle le pays versait plus de $400 millions en contributions annuelles.
“Les gens n’ont pas l’habitude que les Américains ne fassent pas le premier pas”, selon M. Gates. Pour ce qui est de l’effort international en faveur d’un vaccin, il reconnaît que son pays y a “fait faux bond”. Le président élu Joe Biden pourrait bien adopter une politique différente, ayant promis de rejoindre à nouveau l’OMS.
Les dirigeants de pays riches ont été priés non seulement de financer l’initiative — qui soutient la mise au point de neuf vaccins potentiels — mais également d’acheter des doses en quantité nécessaire pour leurs propres populations. Parmi les neuf vaccins se trouvait une version de Moderna, qui a récemment annoncé des résultats d’essais cliniques impressionnants. L’accord stipule que, quand bien même des pays seraient déjà engagés auprès de fabricants des vaccins, ils gagneraient à diversifier leur stock.
Les compagnies appliqueraient soit un prix unique pour l’ensemble des pays, soit un éventail de prix pour pays à bas, moyen, et haut revenu. Chacun aurait la possibilité de se retirer si les doses dépassaient $21 l’unité. D’ici à la fin de l’année prochaine, les pays pauvres pourraient se procurer des doses à prix bas et subventionné pour jusqu’à 20% de leur population, tandis que les pays plus riches pourraient en demander davantage.
Clemens Martin Auer, négociateur en chef pour l’Union européenne, s’est désisté de l’initiative. Il trouve que l’accord international pour les vaccins avance trop lentement, pense que les prix seront trop élevés, et que l’Europe pourra mieux négocier si elle est seule.
“Je pense que la Fondation Gates a une approche très pratique à bien des égards quand elle dit que ce processus doit se faire dans le cadre d’un partenariat public-privé”, dit-il. “Mais j’ai parfois l’impression que la Fondation Gates ne comprend pas comment fonctionnent les gouvernements bien organisés.”
Avec une telle attention portée sur les pays riches, il y eut peu de consultations avec ceux que l’effort est censé aider le plus. Ce n’est qu’à l’automne que les pays à bas revenu ont appris qu’ils auraient à payer $1,60 $ ou $2$ par dose, un prix conséquent qui obligerait certains à demander des prêts ou des subventions.
“Oui, ce sera subventionné, mais les pays doivent quand même prévoir le montant de leur co-paiement dans leurs budgets”, rappelle Chizoba Barbara Wonodi, directrice pour le Nigéria au Centre international pour l’accès au vaccin à l’université Johns Hopkins. “C’est pour ça qu’ils doivent être présents lorsque les discussions ont lieu.”
Certains pays à revenu intermédiaire se sont également sentis sous pression, obligés de payer un niveau de prix supérieur sans avoir leur mot à dire sur ce qu’ils obtiendraient ou quand ils l’obtiendraient.
M. Zevallos, le ministre équatorien de la santé, dit avoir suggéré à ses collègues ministres de la région de faire part de leurs préoccupations par le biais de leurs présidents. “Ils nous disent ‘vous ne pouvez pas choisir, mais vous payez’” déplore-t-il. “Je suis déçu.”
Le Dr Berkley, directeur de Gavi, comprend cette frustration. “Avons-nous communiqué avec tout le monde aussi bien que nous l’aurions pu? Absolument pas”, reconnaît-il. “Avons-nous réuni tout le monde aussi souvent que nous l’aurions pu? Absolument pas. Mais nous avons fait de notre mieux pour essayer d’y parvenir.”
Et il ajoute: “Avons-nous réuni le monde entier pour parler de l’accès équitable aux vaccins? Avons-nous levé des fonds conséquents ? Tout cela est vrai.”
Les pays qui s’engagent en faveur de l’initiative sont de plus en plus nombreux; outre AstraZeneca, les deux autres fabricants de médicaments qui s’y sont joints avancent dans leurs essais cliniques, et la fondation Gates finance également un éventail de vaccins de seconde vague pour les pays en développement. Non seulement il y a suffisamment de fonds pour débuter l’achat des doses dès qu’elles sont approuvées, assurent le Dr Berkley et d’autres experts, mais ils ont bon espoir de lever les milliards manquants pour parvenir au but.
Alors que les cas de coronavirus se multiplient à l’échelle planétaire, l’efficacité de l’initiative mondiale pour le vaccin sera jugée on ne peut plus simplement: “Quand avons-nous enrayé la pandémie?”
“C’est l’aune à laquelle on mesurera tout cela,” conclut-il.
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